CHEIKH ANTA DIOP
Architecte de la renaissance africaine
Par Ouzire ZANGBETO
Du Mouvement SANKOFA
(AFROBIZ, mars-avril 2001)
En Afrique, la coutume dit "S'il pleut le jour d'un événement, ce dernier est béni par l'entité divine". C'est sans nul doute ce qui est arrivé le 03 février dernier. En effet, ce jour, sous un Paris livré à son carcan habituel et sous une pluie glaciale, quelques cent cinquante personnes se sont rendues au cinéma Images d'Ailleurs, pour commémorer, avec quatre jours d'avance, l'anniversaire de la mort du professeur Cheikh Anta Diop. L'Homme qui a sans doute le plus compté parmi les fils de l'Afrique et ses diasporas, au cours du siècle dernier. La patience et la vertu indéniables qui l'ont caractérisé ont dû inspirer cette divine approbation de l'événement, quinzième du nom.
Chaque année, plus précisément le premier samedi du mois de février, la famille panafricaine de Paris se rassemble autour d'un sujet de réflexion, pour marquer l'événement. C'est l'occasion d'approfondir l'immense travail légué à la postérité par le savant africain. Le thème retenu pour l'an 2001 fut : "Le Panafricanisme dans l'œuvre de Cheikh Anta Diop" ; et la causerie fut animée entre autres par le professeur Egyptologue Jean-Charles Coovi Gomez de l'Institut d'Egyptologie et des Civilisations Africaines ( encore appelé Institut d'Egyptologie Cheikh Anta Diop ( IEAC). Tout le long de la semaine qui a suivi, il est indéniable que cet anniversaire a eu des répercussions aux quatre coins de la planète, car, depuis bientôt cinquante ans qu'il a fait son avènement sur la scène internationale en publiant "Nations Nègres et culture", son premier ouvrage, chaque jour apporte son lot d'adeptes aux thèses du génie qu'aura été cet homme.
Génie ! appelons le ainsi, car il fut inclassable et surtout précurseur dans plusieurs domaines : historien, philologue égyptologue pour les uns, sociologue, linguiste pour d'autres, mathématicien, physicien nucléaire pour d'autres encore. Et la liste serait trop longue ici, car il aura touché à plusieurs disciplines avec une égale aisance. Et cette diversité se retrouve certainement dans l'œuvre colossale que nous lui connaissons aujourd'hui. Oeuvre que d'aucuns reconnaissent volontiers comme relevant normalement de la capacité d'une équipe de plusieurs spécialistes. A ce point, ce fut, n'en pas douter, un véritable savant dans la pure acceptation du terme. Pourtant, ce combat, et il s'agit bien d'un combat, ne fut pas de tout repos et fut même un des plus âpres qu'il ait jamais été donné à un intellectuel de mener.
Né en 1923 dans la région de Diourbel, Baol-Cayor, (Sénégal) en plein Sahel, Cheikh Anta Diop a rompu son cycle terrestre en 1986, pour rejoindre le royaume d'Ouzire (Osiris). L'esprit plongé dans le Nil, fleuve sacré et vivificateur, d'où il fit émerger des pans entiers de l'histoire du peuple noir, longtemps submergée pour des raisons idéologiques.
Idéologie! Le mot est lâché et donne son entière légitimité au parcours de cet intellectuel, et en cela nous ne pouvons que donner raison au professeur Aboubacry Moussa Lam de l'Université de Dakar pour qui : " Cheikh Anta Diop n'a pas choisi son terrain de combat. Il n'a fait que répondre aux combats de son époque". Et si ce combat n'avait pas lieu d'être, si l'histoire africaine rédigée avait connu un processus normal, sans aucun hiatus malsain et idéologique, Cheikh Anta Diop aurait, probablement , connu un autre parcours. Mais il décida de consacrer son génie à son peuple et pour cette raison, les Africains, entendons ainsi les noirs d'Afrique et ceux des diverses diasporas, lui doivent énormément, eux qui n'ont pas encore pris la pleine mesure du don qu'il leur a fait.
Cheikh Anta Diop aura marqué du sceau de son excellence, toute l'historiographie africaine qui, avant lui se résumait à quelques séries de cartons ethnographiques qui ne rendaient pas compte du continent noir comme étant une société dotée d'une évidente historicité. Le contre-pied qu'il prit par rapport à ce paradigme ambiant dans lequel baignait l'histoire non écrite, mais griffonnée de l'Afrique, provoquera, à son égard des sanctions ultrarapides.
Tout commence par une thèse rejetée à la Sorbonne. Thèse qu'il va rendre publique à travers "Nations Nègres et Culture". Il y démontre que les premières civilisations sur la terre ont fait leur émergence en Afrique et que l'Egypte, longtemps considérée comme une civilisation étrangère à l'Afrique, est au contraire une œuvre issue du génie de l'homme noir ; et la matrice avec la Nubie de toutes les civilisations précoloniales africaines et de ses héritières après son déclin. Ensuite vont s'enchaîner des critiques et des attaques qui n'auront de fondement que le mépris et la haine, toutes dénuées de la moindre scientificité. L'ambiance était telle qu'il fut même isolé au sein de son milieu, c'est -à-dire la classe intellectuelle africaine de l'époque, laquelle par peur de représailles et peut-être aussi dépassée intellectuellement par l'événement, n'osa pas le soutenir, à l'exception notable d'Aimé Césaire. Ce dernier, après avoir lu l'ouvrage de Cheikh Anta Diop parcourut tout le Quartier Latin des années 50 en vain, à la recherche d'autres intellectuels, capables de l'aider à soutenir l'auteur et ses thèses "révolutionnaires".
Dans un premier temps, face à ces multiples attaques, Cheikh Anta Diop garda le silence, car le travail l'attendait et il n'était pas mince. Venant de lancer un vaste chantier d'investigation, qui va nécessiter plusieurs générations de travail, il se veut sérieux et rigoureux pour que les bases en soient les plus solides possibles. Trois autres ouvrages vont suivre en 1960 : "L'Unité culturelle de l'Afrique noire"," l'Afrique Noire Pré coloniale" et
" Les fondements Economiques et Culturels d'un Etat Fédéral d'Afrique Noire". Lui même expliquait ce silence par le fait qu'il ne voulait pas participer à un débat de "bas étage". Aussi "assumait-il paisiblement tous les épithètes dont ils m'affublaient et les attendais sur le terrain scientifique, car là seulement pourrions-nous discuter".
Ce terrain scientifique, l' UNESCO le lui offra en 1974 à l'occasion du colloque du Caire. Invité par l'organisation internationale à participer au projet d'écriture de l'histoire universelle, C.A. Diop , pour éviter d'avoir à user d'euphémismes, pris la décision de clore le débat. Il imposa comme condition sine qua non à sa participation au projet, qu'on lui offrît l'occasion de se confronter aux plus éminents égyptologues de la planète, notamment ceux qui, depuis des années n'ont cessé de lui faire des procès d'intention, au lieu de discuter sur le plan scientifique. De ce colloque, il sortira triomphateur. Car, ses thèses, si elles ne firent pas l'unanimité( ce qui était prévisible ), reçurent comme réponse, des silences au niveau scientifique. Désormais, l'Afrique ne sera plus à la traîne de l'Humanité comme l'ont soutenues des générations entières d'Occidentaux; l'Humanité nègre ne sera plus traitée d'inapte à toute création civilisationnelle. Elle est désormais, grâce à Diop, au sommet, puisque dépositaire de la première et de la plus grande civilisation de l'histoire.
Le colloque du Caire vaudra à C.A. Diop, la reconnaissance au-delà de l'Afrique, sa Matrie, notamment au sein de la communauté universitaire afro-américaine, laquelle, aujourd'hui encore, a le plus fait pour la continuité de son travail et des approfondissements nécessaires que cela requiert.
Faire don de son esprit à l'Afrique et au peuple noir, faire en sorte que le Noir ne se sente plus jamais " inférieur " à quiconque, comme on lui a inculqué, qu'il se sente fier et fort et surtout s'investisse dans la nécessaire reconstruction de son espace culturel vidé en cinq siècles d'esclavage et de colonisation: voilà comment on pourrait résumer le parcours intellectuel, scientifique et activiste de Cheikh Anta Diop. Son seul véritable disciple, Théophile Obenga, celui-là même qui était déjà à ses côtés au colloque du Caire dit de lui qu'il "…a rendu à l'Afrique Noire, entendons ainsi le peuple Noir tout entier, son passé, sa mémoire collective, sa présence formelle et active dans les différentes étapes de l'histoire universelle". Et dire que quelques voix mal inspirées ont parlé, à son égard, de racisme alors qu'il ne s'agit que d'humanisme et de ce qui fait l'essence de l'Humanité. Ce n'est pourtant pas Cheikh Anta Diop, mais plutôt Napoléon Bonaparte qui déclara; un jour, que" l'Histoire est un mensonge consensuel". Comme c'est dommage.
Cheikh Anta Diop aura démontré que l'histoire est plutôt la vérité universelle, sans quoi l'Humanité ne saurait se sortir des chemins de travers dans lesquels elle s' embourbe en ce moment.
NDLR : 1) Le grade de docteur honoris causa a été conféré à Cheikh Anta Diop par Morehouse College, l'une des Universités de la ville d'Atlanta aux U.S.A, le 04 avril 1985. Ce fut en présence de Andrew Young (alors Maire d'Atlanta), du docteur Hugh M Gloster, président de Morehouse college, de Mme Coretta Scott King, veuve de M. L. King et présidente du centre Martin Luther King Jr , et Dr Lawrence Edward Carter, doyen de Martin Luther King Jr International Chapel.
Depuis lors, tous les <<04 avril>>sont déclarés << Cheikh Anta Diop day>> à Atlanta.
2) Une bibliothèque municipale Cheikh Anta Diop a été inauguré en Guadeloupe le 26 janvier 1991.
3) Sur la stèle commémorative de L'IFAN-Cheikh Anta Diop, réalisée à Dakar en 1988 par Ibrahima Ndiaye, dit Seva, on peut lire l'inscription : <<Par son génie, il a réhabilité les civilisations nègres.>>